Karl et moi by Baptiste GIABICONI

Auteur:Baptiste GIABICONI
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Robert Laffont
Publié: 2020-02-11T07:54:22+00:00

XI

« J’aime bien tout savoir, même si ça ne sert à rien… Comme la mode. »

KL

Je l’ai assez connu sous son allure et son masque, cet orgueil de ne jamais trahir une faiblesse, pour déceler parfois son épuisement. Peu de gens le percevaient. Son visage se fermait, figé, légèrement tombant. Ses gestes se faisaient plus mécaniques, sa parole, plus terne. C’était rare mais troublant. Sur dix ans, son énergie m’a bluffé au point d’oublier un âge dont il ne parlait jamais. Mais un homme sur la fin peut de moins en moins tricher. Avant sa dernière année, il me semblait à la fois jeune et vieux, c’est-à-dire frais et sage, intemporel et donc… immortel. Oui, immortel. Avec le don de ne jamais vous faire subir la vieillesse, la douleur, les inquiétudes d’un vieux combattant. Son âge ne devait en aucun cas l’empêcher de faire quoi que ce soit, encore moins embarrasser quiconque. Au point de ressentir chez lui, durant toutes ces années où il a été bien, en forme, serein, vif, égayé, l’impression que lui aussi se pensait immortel.

À force de me voir le nez collé sur mon portable, à envoyer des textos, visionner des vidéos, consulter Internet, au lieu de râler contre la toile, comme l’aurait fait un vieux enfermé dans ses habitudes, Karl s’est intéressé à la façon de communiquer de ma génération. Quand nous étions ensemble, sans bruit, il s’approchait.

— Tu fais quoi ?… Tu réponds à qui ?… Je ne suis pas plus passionnant qu’un iPhone ?

Il me piquait, me mettait en boîte, mais en s’intéressant à moi, il a découvert un XXIe siècle qui était pleinement le mien, moi qui trouvais dommage qu’un homme comme lui ne soit pas connecté. Seulement joignable sur une ligne fixe, ou un fax, digne de l’après-guerre. À ma grande surprise, je l’ai vu de plus en plus curieux, intrigué.

— Et tu regardes quoi, là ?

— Mon défilé Balmain, sur Internet.

— Ah bon ? Je viens de passer chez Ardisson, on peut le voir ?

— Mais bien sûr mon Karl, en replay.

Sur mon téléphone, je lui indiquais les touches, Google, la manipulation tactile. Karl écoutait, Karl découvrait. Il gardait cette faculté, cette aptitude. Lui servir à quelque chose faisait ma joie et ma fierté. Il a fini par se prendre un iPhone, dernier cri, un 06…

— T’as raison, mon Karl ! Tu vas voir, tu vas adorer…

— Tu crois ?…

— Sûr et certain.

Vite, il a vu, tout vu, tout connu de la téléphonie et d’Internet. Dans la foulée, en quelques mois, Karl Lagerfeld est devenu accro au numérique, aux playlists, aux iPod – il en avait trois cent cinquante-neuf. Hyperconnecté, Karl en avait partout, puisque la création s’unissait à la technologie dans cette ingénierie. Sa vieille garde a râlé sur un ton alarmiste avant de lui emboîter le pas. La modernité a fendu sa méfiance avant de s’engouffrer. Karl s’est mis à voir le monde depuis son iPhone, à m’envoyer des sms, des photos, mieux informé qu’un journaliste, aussi réactif qu’un geek.

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